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Trouble n°1 Hiver 2002

Élisabeth Wetterwald
Maurizio Cattelan, le prozac et la ciguë
2001
Cattelan et les sciences humaines
On a déjà beaucoup comparé Maurizio Cattelan à un clown, à un bouffon ou encore à
l’idiot du village ; image que l’artiste cherche aussi sans doute à donner de lui-
même. S’il est en effet tentant de le considérer comme l’éternel farceur, toujours
prompt à inventer la dernière bonne blague qui renverra le milieu de l’art à ses
propres absurdités – tout microcosme a besoin de son fou – , on peut aussi vouloir
sortir de ce schéma et donner à l’artiste une image plus sérieuse, plus rationaliste
que celle qu’on lui prête. Considérer par exemple son acuité, sa capacité à analyser
les situations et les structures dans lesquelles il est amené à intervenir, à l’image du
consultant d’entreprise, voire du médecin ou du psychologue qui établit ses
diagnostics, rapidement au fait des failles et des points faibles de ses clients ou de
ses patients. En dépit de ses pitreries et de son apparent dilettantisme, Cattelan sait,
à chaque fois, exactement où il met les pieds. Il lui arrive par exemple de jouer avec
une grande justesse sur les relations avec ses galeristes : en 1995, dans la nouvelle
galerie Basilico Fine Arts à New York, dirigée par Stefano Basilico, ancien assistant
de Ileana Sonnabend, Cattelan voulut endosser le rôle du psychanalyste : son projet
(non réalisé) était de demander à Basilico de mettre un costume représentant
Sonnabend en train de porter son ancien assistant sur ses épaules. A Paris, la même
année, il demande à son galeriste Emmanuel Perrotin de s’affubler, pendant le
temps de l'exposition, d’un costume grotesque conçu avec un dessinateur de bande
dessinée – un pénis ressemblant à un lapin –, censé évoquer la “nature profonde” du
marchand, Don Juan notoire paraît-il. Cattelan revient souvent, par ailleurs, sur les
problématiques nationalistes et adapte sa production en fonction du contexte
politique, social ou événementiel du pays où il est invité ; et en général, il vise là où
ça fait mal. En 1994, à un moment où l’Italie traverse une période de profonde
transformation due à l’éradication de la corruption et aux réactions violentes qui
s’ensuivent, il réalise deux pièces autour du plus célèbre fromage italien, symbole du
pays, le Bel Paese : I found My live in Portofino et Il Bel Paese. Dans la première,
quelques fromages étaient dévorés par des rats ; ces derniers étaient ensuite vendus
comme des multiples de l’artiste. Dans la seconde, le motif du label était dessiné sur
un tapis posé dans l’entrée d’une exposition qui célébrait le nouvel art italien, au
Castello di Rivoli à Turin ; tapis piétiné chaque jour par des centaines de visiteurs. En
1999, à Londres, à la Galerie Anthony d’Offay, Cattelan expose sournoisement une
plaque de granit avec la liste de tous les matchs internationaux perdus par l’équipe
d’Angleterre… Ses pièces sont aussi souvent réalisées en fonction de la réputation et de l’histoire d’une manifestation artistique ; la biennale de Venise est emblématique à cet égard : en 1993, dans la section Aperto, Cattelan loue l’espace qui lui était réservé à une agence de publicité qui l’utilisera pour tester un nouveau parfum, et donne un titre pour le moins provocateur à cette (non)-intervention : Lavorare é un brutto mestiere (“Le travail est un dur métier”). Invité en 1997 à l’exposition de Germano Celant au pavillon italien, avec des artistes plus âgés comme Mario Merz, Guilio Paolini et Gilberto Zorio, Cattelan, à qui on suggère de réaliser un travail en collaboration avec ses aînés, ne trouve rien de mieux que de réaliser Tourists : quelques pigeons empaillés postés sur les structures de soutènement du pavillon observant les visiteurs ; commentaire de l’artiste sur sa volonté de garder ses distances, et de n’être qu’un témoin de la manifestation vénitienne. Nombre de ses travaux sont ainsi des émanations directes de la structure (artistique) et du contexte (politique, social, idéologique) dans lequel il expose. Sa démarche est éminemment réactive : il s’agit de répondre à des états psychologiques, à des situations politiques ou à des fonctionnements structurels bien précis. Mais contrairement aux artistes qui ont travaillé sur la mise en question – et en difficulté – des institutions artistiques (Asher, Buren, Levine, chacun à sa façon et parmi d’autres), Cattelan tente moins d’ébranler un système (dont il a besoin et dont il profite abondamment) que de mettre à l’épreuve les structures au sein desquelles il expose, dans un geste critique, certes, mais aussi toujours personnalisé et relativement bon enfant. Comme le remarquait Nicolas Bourriaud, “son champ d’intervention est relationnel, jamais abstrait”1. Pour efficaces qu’elles soient, ces actions ne sont pas purement revendicatives : un peu comme dans le processus psychanalytique, il est question d’éveiller à la vérité de la “souffrance”, de mettre à jour les failles, sans pour autant s’inscrire dans une visée révolutionnaire de retournement brutal. Un comique rationnel Il ne s’agit évidemment pas pour autant de prendre Cattelan pour le médecin des âmes, le Beuys de l’art des années 1990 – voir à ce sujet cette pièce étonnante intitulée La Rivoluzione siamo noi (“Nous sommes la révolution”) qui montre un petit pantin habillé de feutre, avec la tête de Cattelan, pendu par le col à un portemanteau, pieds et bras ballants, l’air déconfit, stupide, coincé ; référence directe à une photographie de 1971 qui porte le même titre, représentant Beuys, avec son chapeau, son sac et ses bottes, fonçant résolument sur l’objectif, l’air conquérant, prêt à on ne sait quelle révolution. – “Beuys s’est écrasé dans un avion en Crimée, et Cattelan s’est peut-être juste écrasé avec sa bicyclette dans sa cour”2, remarque Francesco Bonami. Si Cattelan était un héros, ce serait plutôt à la manière de ceux qu’ont campé Tati ou Jerry Lewis : des personnages qui ne se rebellent pas et qui, au contraire, essaient désespérément d’obéir et d’entrer dans le rang ; c’est en acceptant l’ordre établi qu’ils en révèlent l’inanité. “Je veux que le gag ait le plus 1 "His field of intervention is relational, never abstract", Nicolas Bourriaud, "A Grammar of visual Delinquency", in Parkett n°59, Zürich, 2000. 2"Beuys crashed with a plane in Crimea, and Cattelan maybe just crashed with a bicycle in his backyard ", Francisco Bonami, "Every Artist can be a Man - The Silence of Beuys is understandable", in Parkett n°59, Zürich, 2000. possible de vérité” ; “Le gag nous environne”, disait Tati ; et Cattelan de déclarer : “Je pense que la réalité est beaucoup plus provocatrice que mon travail (…) j'extrais des morceaux de la réalité quotidienne, des miettes, vraiment. Si on considère que mon travail est très provocateur, cela signifie que la réalité est extrêmement provocatrice”3. Contrairement au burlesque traditionnel qui joue sur l’irrationnel, Cattelan, comme Tati, réalise des “gags réalistes”, et c’est le milieu qui les entérine, soudainement forcé à se livrer. D’où la tentation permanente de la disparition : loin de cons-truire un héros comique, Tati s’ingéniait à le faire disparaître ; le décor de la vie moderne était le vrai sujet de ses films et il mettait en scène l’effacement et la dissolution de ses personnages dans leur environnement ; manière de retourner un miroir vers le public en l’invitant à se reconnaître dans la dérision du spectacle et en prenant pour hypothèse que chacun est un clown qui s’ignore. Exactement sur le même principe, un certain nombre des travaux de Cattelan mettent en scène sa propre disparition : Torno Subito, telle était par exemple l’unique trace de sa participation à sa première exposition personnelle, à la Galerie Neon à Bologne en 1989 : un petit panneau sur le mur portant l’inscription “Torno Subito” (“Je reviens tout de suite”). La même année, avant une exposition, il se fait faire un arrêt de travail, par un médecin, qu’il envoie ensuite au directeur de l’institution où il devait exposer (Untitled - Certificato medico). En 1992, à l’occasion d’une exposition collective au château de Rivara en Italie, il s’enfuit par une fenêtre en laissant derrière lui des draps noués… Cattelan et les sciences économiques S’il brille souvent par son absence, s’il aime à représenter l’artiste dans son impuissance, à travers la symbolique animalière notamment – l’artiste en idiot (l’âne vivant qu’il avait exposé lors de sa première exposition personnelle à New York) ; l’artiste en lâche (l’autruche qui s’enfouit la tête dans le sol) ; l’artiste en animal de compagnie (les nombreux chiens endormis qu’il abandonne dans les expositions collectives) ; ou encore l’artiste en multiple (Spermini, les centaines de masques de son propre visage) –, Cattelan est néanmoins aussi remarquable dans le genre “artiste entrepreneur”. Mais un entrepreneur occasionnel, qui pencherait davantage du côté de Duchamp que de celui de Warhol. Si aucun de ces deux artistes ne sous-estimait les apports financiers de sa pratique artistique, Warhol avait monté une véritable entreprise, largement bénéficiaire, tandis que Duchamp essayait, de temps en temps, d’échanger lui-même la valeur pourtant hautement symbolique de son travail (des readymades en particulier) contre une valeur marchande. “Il signait tout ce qu’on lui demandait de signer”, rapporte Cage ; “il avait formé le projet de vendre des insignes portant l’inscription DADA à un dollar pièce, quand il ne se piquait pas de faire purement et simplement du commerce d’art – échange tarifé d’œuvres de Brancusi avec Lady Rumsey dans le but de soutenir leur cote, par exemple”4. Avec sans doute 3"I actually think that reality is far more provocative than my art (…) I’m always borrowing pieces – crumbs really – of everyday reality. If you think my work is very provocative, it means that reality is extremely provocative", Entretien avec Nancy Spector, in Maurizio Cattelan, Phaidon, Londres, 2000, p.17. 4 Faits rapportés par Paul Ardenne, "Economics Art, l’heure du bilan ", in “Ecosystèmes du monde de l'art”, Art Press spécial n° 22, Paris, 2001. moins de cynisme, et davantage sur le modèle de Robin des bois que sur celui de Picsou, Cattelan touche, lui aussi, par divers moyens, à l’économie du système de l’art. En 1992, il rassemble des fonds pour créer une fondation destinée à aider les jeunes artistes ; la seule condition pour obtenir la subvention étant de s’engager à ne pas exposer pendant un an… Comme il ne trouve aucun preneur, il réalise une plaque de marbre avec le nom de tous les donateurs, posée non pas dans un espace artistique, mais illégalement, dans la rue, sur un mur de l’Ecole des Beaux-Arts de Milan, tandis que l’argent collecté (10 000 dollars, tout de même) aurait servi à financer son déménagement à New York. En 1996, lors de l’exposition Interpole à Stockholm, il crée Interprize, un prix de 10 000 dollars récompensant chaque année de nouvelles structures chargées de promouvoir l’art contemporain. Purple Prose en fut la première bénéficiaire. En 1999, il se charge de collecter 50 000 dollars et organise, du 10 novembre au 17 novembre, la 6ème Biennale des Caraïbes : avec le commissaire indépendant Jens Hoffmann, il invite onze des artistes les plus présents sur le circuit international – Beecroft, Eliasson, Gordon, Mori, Ofili, Orozco, Peyton, Rehberger, Rist, Tillmans, Tiravanija – à passer une semaine de vacances sur l’île St Kitts. Toutes les règles du jeu médiatique sont respectées : communiqués de presse, pleines pages en couleur dans des revues, invitations, réservations, location de limousines et propagation de rumeurs, sans oublier l’invitation d’une délégation bien choisie de critiques de Artforum et de Frieze5. En 1998, au MoMA à New York, pour sa première exposition personnelle dans un musée américain, Cattelan affuble un acteur d’un masque démesuré de Picasso et lui demande de se mêler à la foule des visiteurs. Serrant les mains à droite à gauche, se faisant prendre en photo, l’effigie du peintre endosse peu à peu le rôle d’un Mickey à Disneyland. “Je ne comprenais pas pourquoi ils n’adoptaient pas des moyens de marketing et de promotion plus visibles. Ils ne devraient pas avoir honte… Veulent-ils plus de visiteurs ou veulent-ils seulement être ennuyeux ?”6, explique Cattelan. Si ces exemples peuvent passer pour critiques et déstabilisants pour le système, ils montrent surtout que Cattelan connaît parfaitement ses rouages – ce n’est pas lui qui fait preuve de cynisme en organisant une pseudo-biennale, ce sont les biennales elles-mêmes qui sont cyniques – ; qu’il a bien l’intention de les faire jouer, et pas uniquement pour un profit personnel. Quand l’argent n’est pas là, il suffit de savoir le trouver, de s’en servir et de le redistribuer intelligemment ; quand il est là, il convient de l’utiliser à bon escient, rationnellement et sans inhibition. “Il est plus sage de se laisser tromper que de ne pas vouloir être trompé”7 “Beuys marcherait sur l’eau tandis que Cattelan le suivrait, sautant d’une pierre à l’autre : tricher peut sauver la vie”8, note Francesco Bonami. Si Beuys chercha toute sa vie 5Voir à ce sujet le (très atypique) catalogue de la biennale : 6th Caribbean Biennal, Les Presses du réel, Dijon, 2001. 6"I didn’t understand why they didn’t embrace a more visible means of marketing and promotion. They shouldn’t be ashamed. Don’t they want more visitors or do they just want to be boring ?", Entretien avec Nancy Spector, op. cit., p.15 7Gorgias, cité par Gianni Vattimo, Ethique de l’interprétation, La découverte, Paris, 1991, p. 25. 8"Beuys could walk on water while Cattelan follows him, jumping from one stone to the other : cheating can save life", in "Every Artist can be a Man…", op. cit. des vérités, au risque de passer lui-même pour un mystificateur, Cattelan utilise ouvertement la fable, le mensonge, la tricherie et les interdits pour révéler les failles de la société : passage des grandes volontés des années 1960 aux menus vouloir contemporains ; du dogmatisme aux petits arrangements circonstanciels. “La vie aujourd’hui est faite de petites vérités et de petits mensonge”9, remarque encore Bonami. En 1996, Cattelan cambriole la Bloom Gallery à Amsterdam et présente son butin comme sa contribution à une exposition de groupe à De Appel en lui donnant pour titre : Another Fucking Readymade. La même année, lors de l’exposition Cabines de bains à Fribourg, il fait dupliquer des installations de Paul Armand Gette et de John M. Armleder et expose les copies à quelques mètres des originaux. En 1997, pour son exposition parisienne à la galerie Perrotin, il reproduit à l’identique les œuvres de Carsten Höller montrées au même moment chez Air de Paris, la galerie mitoyenne. A travers piratages, vols, effractions, tricheries et imitations, Cattelan utilise des moyens qui, pour demeurer tabous, sont pourtant monnaies courantes dans le milieu artistique, dans la culture et dans la société en général. Mais encore une fois, contrairement à des pratiques répertoriées comme “officielles” dans l’histoire de l’art (l’appropriationnisme, le simulationnisme), il ne s’agit pas de s’inscrire dans une revendication en clamant qu’il est désormais impossible d’inventer, mais seulement de copier et de s’approprier des formes antérieures : Cattelan pille parce que ça se fait dans la société ; il imite parce qu’il ne croit pas à l’originalité ; il s’approprie quand il ne sait pas quoi faire d’autre ; et au passage, il démystifie – “plusieurs choses valent mieux qu’une, plusieurs dieux valent mieux qu’un, plusieurs vérités valent mieux qu’une”10, s’explique-t-il. Si la plupart des travaux de Cattelan font ainsi référence à l’histoire de l’art depuis les années 1950, ce sont en général des références irrévérencieuses, plus caricaturales que citationnelles. De l’Arte Povera, par exemple, il ne retient que les formes et les matières, pas du tout la symbolique ; même procédé pour l’art d’appropriation : les pratiques demeurent sans qu’y soit associé du discours. Des néo-conceptuels, il utilise la rhétorique : celle du déplacement et du remue-ménage à l’intérieur de l’institution – Michael Asher avait par exemple fait déplacer un buste de Georges Washington, réalisé par Houdon, qui était posé dans l’entrée de L’Art Institute à Chicago, pour le mettre dans la salle d’exposition consacrée à l’art européen du XVIIIe siècle ; geste parasite qui n’est pas loin de celui de Cattelan lorsqu’il installe Picasso à l’entrée d’une exposition à New York, excepté le fait que Cattelan tourne cela en spectacle pour attirer les foules tandis qu’Asher ne se faisait sans doute pas la même idée du succès artistique. En cela, Cattelan est un pur produit de la décomposition des idéologies, mais de toutes les idéologies ; pas seulement de celles qui, jusque dans les années 1960, ont cru pouvoir transformer le monde, mais aussi du postmodernisme qui leur a succédé. Cattelan ne s’intéresse pas plus aux utopies avant-gardistes qu’à la dénonciation des stratégies médiatiques de la culture de masse. “La fin des métarécits est don de l’être dans la forme de la dissolution, de l’affaiblissement, de la mortalité. Mais non pas de la décadence, car il n’y a aucune 9"now life is about small truths, short lies", Ibid. 10"it’s better to be more things than one, that many gods are better than one, that many truths are better than one", Entretien avec Barbara Casavecchia, Maurizio Cattelan, op. cit. structure haute, idéale et fixe dont l’histoire aurait déchu”11, note le philosophe italien Gianni Vattimo, qui qualifie par ailleurs l’œuvre d’art contemporaine d’“exercice de mortalité”. Convaincu d’impuissance, enfant de la “pensée faible”, Cattelan semble n’avoir aucun principe, aucune véritable morale. Etranger à toute idée de refus héroïque, comme à toute forme d’adhésion, sa force est sans doute d’accepter de se mettre à l’épreuve de la réalité en essayant de surfer sur les vagues, quitte à boire la tasse de temps en temps et à se faire ramener en bateau sur la rive.

Source: http://trouble.net.free.fr/TROUBLE/Resources/wetterwald.pdf

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